MONUMENTS HISTORIQUES

MONUMENTS HISTORIQUES
MONUMENTS HISTORIQUES

«Œuvre créée de la main de l’homme et édifiée dans le but précis de conserver toujours présent et vivant dans la conscience des générations futures le souvenir de telle action ou telle destinée»: cette définition du monument historique par l’historien d’art viennois Aloïs Riegl – auteur du Culte moderne des monuments (1903) – épouse parfaitement les caractéristiques que le dictionnaire retient du «monument» au sens premier du terme, le monument commémoratif – arc de triomphe, colonne, stèle funéraire – en constituant l’exemple type. Il s’agit, en effet, d’une construction, et non pas d’un élément naturel («Ouvrage d’architecture, de sculpture...»), érigée en vue de cette fonction précise («...destiné à...») qu’est l’entretien de la mémoire («...perpétuer le souvenir...» ) d’une personne ou d’une action («...de quelqu’un ou de quelque chose»), au sein d’une même collectivité (ainsi, typiquement, le monument aux morts est «élevé à la mémoire des morts d’une même communauté, ou victimes d’une même catastrophe»).

Le monument a donc valeur, à la fois, de mémorisation (qui n’est pas forcément esthétique: un monument peut ne pas être une œuvre d’art, comme le soulignait Riegl en distinguant «valeur historique» et «valeur artistique») et d’universalisation, dans la mesure où il transmet une mémoire à toute une communauté; communauté présente et à venir mais, en tout cas, communauté publique, et non pas privée (ce qui exclut, par exemple, le simple souvenir de famille). C’est en cela qu’il a partie liée avec la durée, impliquant une construction «en dur»: de préférence l’inscription dans la pierre, qui le voue par excellence à l’architecture et à la sculpture.

Le monument combine donc l’intemporalité du support avec l’universalité et l’historicité du message (au sens où, précise encore Riegl, «nous appelons historique tout ce qui a été, et n’est plus aujourd’hui»). Cette triple visée lui conférerait un sens analogue à celui de patrimoine national si, à la différence de ce dernier, le monument historique ne se caractérisait en outre par deux traits spécifiques qui en restreignent le champ: d’une part, on l’a vu, sa référence privilégiée à l’histoire humaine, qui écarte à la fois les phénomènes naturels (sauf à prendre le terme dans un sens purement métaphorique) et les phénomènes divins (car, remarque encore Riegl, à toute statue de divinité manque «la perpétuation d’un moment précis, qu’il s’agisse d’une action ou d’un destin individuel»); et, d’autre part, sa grandeur ou, mieux, sa «monumentalité» (pour employer un terme apparu au début du XXe siècle), qui exclut le fétiche personnel ou la relique au profit d’objets plus visibles conformément d’ailleurs au premier sens du latin monereavertir»).

On remarque enfin que l’intention d’assigner au monument une fonction mnémonique n’est pas un critère déterminant: en effet, peuvent être considérés comme monuments historiques aussi bien des édifices dont la fonction était d’emblée symbolique (arcs de triomphe) que des édifices utilitaires mais à dimension monumentale (châteaux, palais), ou des objets construits dans un but purement utilitaire mais investis ultérieurement d’une valeur historique (par exemple les ponts, les lavoirs, les fours à pain aujourd’hui «classés»). Ces différents degrés d’intentionnalité déterminent en fait trois catégories, plus ou moins extensives, de monuments, que Riegl définit ainsi: les plus spécifiques, et qui furent d’emblée considérés comme tels sont les monuments intentionnels («œuvres destinées, par la volonté de leurs créateurs, à commémorer un moment précis ou un événement complexe du passé»); moins clairement désignés, et susceptibles d’être constitués comme tels postérieurement à leur construction matérielle, sont les monuments historiques («ceux qui renvoient encore à un moment particulier, mais dont le choix est déterminé par nos préférences subjectives»); enfin, faisant l’objet d’une définition beaucoup plus extensive et, en même temps, plus récente, sont les monuments anciens («toutes les créations de l’homme, indépendamment de leur signification ou de leur destination originelles, pourvu qu’elles témoignent à l’évidence avoir subi l’épreuve du temps»).

Cette tentative de définition du monument historique montre à quel point cette notion, pourtant familière, n’est en rien transparente ni invariante. Or, de même qu’elle est soumise à variations historiques, elle fait également l’objet, en ce qui concerne la juridiction et l’administration, de tensions et de contradictions tout aussi paradoxales, étant donné la fonction d’universalisation qui lui est attachée. Et ce sont, finalement, des conceptions tout à la fois esthétiques et éthiques qui font de cette notion un enjeu toujours problématique.

L’histoire d’une notion

On pourrait, certes, faire tout d’abord l’histoire des objets désignés comme monuments historiques, à travers les différents thèmes susceptibles d’être commémorés, selon les époques et les contextes: hauts faits et grands hommes, événements et héros de la vie militaire, religieuse, politique, voire scientifique ou artistique. On pourrait ensuite faire l’histoire de ses formes privilégiées, telles que, pour l’architecture, la colonne, l’arc, la pyramide (et on remarquerait alors qu’il leur arrive aujourd’hui de subsister sous forme monumentale, mais hors de tout projet commémoratif explicite, comme avec la Grande Arche de La Défense ou la pyramide du Grand Louvre à Paris). Mais se poserait inévitablement la question, fondamentale, de la notion même de monument historique, en tant qu’elle a, elle aussi, une histoire. Car une telle notion n’est en rien un «invariant culturel» – comme le souligne, à la suite d’André Chastel, Françoise Choay dans son Introduction à la traduction française de l’ouvrage de Riegl (1984, Seuil) – mais «une invention spécifiquement occidentale et de surcroît fort récente»: d’où le paradoxe que constitue le caractère daté d’un objet consacré au travail d’immortalisation, et dont la définition n’a pas cessé, on va le voir, de s’étendre.

En effet, si la construction de monuments commémoratifs remonte à des temps reculés, leur perception comme monuments historiques, autrement dit comme investis d’une valeur de remémoration, n’apparaît guère avant la Renaissance, lorsque commença à se manifester, en Italie, le souci de conserver les œuvres de l’Antiquité. Mais un tel souci ne fut pas assorti d’un terme spécifique avant la période révolutionnaire. C’est en France, semble-t-il, qu’apparut pour la première fois, dans un recueil d’antiquités nationales publié en 1790, l’expression «monument historique». Et c’est bien dans la Révolution que cette notion (tout comme d’ailleurs l’institutionnalisation des musées) prend son origine, de par cet apparent paradoxe, souligné par Dominique Poulot, qu’est «la conservation révolutionnaire des œuvres de l’Ancien Régime»: contrecoup, en fait des destructions iconoclastes perpétrées à partir de 1789. Ainsi fut créée, dès 1790, une Commission des monuments, suivie, en 1794, d’un «Rapport sur les destructions opérées par le vandalisme et sur les moyens de le réprimer» remis par l’abbé Grégoire, inventeur donc du terme vandalisme («Je créai le mot pour tuer la chose», écrivit-il à son propos).

La succession des textes qui en portent témoignage permet de repérer cette sensibilisation progressive à la cause des monuments historiques: après la série d’ouvrages d’A. L. Millin sur Les Monuments français , publiée de 1790 à 1798, et le Rapport de l’abbé Grégoire paraîtront notamment les Considérations morales sur la destruction des œuvres d’art de Quatremère de Quincy (1815), ou encore Guerre aux démolisseurs de Victor Hugo (1825). Mais une telle sensibilisation ne trouva pas de structure politique et administrative avant la monarchie de Juillet quand, sous le ministère Guizot, fut créé en 1830 un poste d’inspecteur général des monuments historiques, confié tout d’abord à Ludovic Vitet, puis à Prosper Mérimée. Dans la même perspective fut constituée en 1837 une Commission des monuments historiques (contemporaine d’une certaine institutionnalisation de l’érudition: Société de l’histoire de France, créée en 1833, et Société française d’archéologie, en 1834).

La notion de monument historique et la systématisation d’un intérêt national à son égard furent la conséquence non d’une prise de conscience progressive des valeurs artistiques ou symboliques, mais avant tout d’une réaction aux destructions révolutionnaires, qui avaient fait des monuments, en tant qu’objets matériels, les victimes de leur fonction symbolique. C’est donc au nom de la conservation que grandit un tel intérêt, visant, comme le remarque le juriste R. Brichet, à «préserver les œuvres d’art contre les multiples dangers qui les menacent, au nombre desquels on peut citer la ruine par incurie, le vandalisme par insouciance, le dépeçage par cupidité, la défiguration par ignorance, la restauration par mauvais goût, et même le vandalisme par occultation».

Or le souci de conservation implique différentes missions. La première consiste à inventorier les objets à protéger: s’appuyant, après la Révolution, sur diverses enquêtes préfectorales, elle ne sera véritablement professionnalisée qu’avec les innombrables tournées d’inspection effectuées, de 1834 à 1860, par Mérimée dans les provinces françaises; et elle ne sera institutionnalisée qu’un siècle plus tard avec la création en 1964 de l’Inventaire général. Une deuxième mission consiste à restaurer les objets: la figure de proue de la restauration fut, toujours en France, l’architecte Viollet-le-Duc, à la fois praticien et théoricien – tandis qu’en Angleterre, pour le critique d’art Ruskin, le culte des monuments du passé se doublait au contraire d’une défiance à l’égard de toute rénovation. Une troisième mission, enfin, lorsque la conservation in situ s’avère impossible ou insuffisante, consiste à «muséifier»: elle fut entreprise successivement à l’instigation d’Alexandre Lenoir, qui dès 1795 créa à Paris le premier musée des Monuments français (dispersé en 1818); puis de Sommerard, qui fit aménager l’hôtel de Cluny dans les années 1840, et enfin de Viollet-le-Duc, avec un musée installé en 1882 au palais du Trocadéro et, à partir de 1937, au palais de Chaillot.

Mais, pour mener à bien cette triple mission de conservation, encore fallait-il avoir assuré la définition de l’objet. Or celle-ci a été soumise à une continuelle extension, sous différentes formes. Extension chronologique, d’abord: des œuvres de l’Antiquité – redécouvertes à la Renaissance – on est passé à celles du Moyen Âge – réhabilitées au XIXe siècle, toujours sous l’impulsion de Viollet-le-Duc –, puis aux productions des périodes moderne et contemporaine. Celles-ci, aujourd’hui encore, ne se voient cependant prises en compte que de façon hésitante, avec des résistances plus ou moins vives: maints ouvrages du XIXe et du XXe siècle furent, on le sait, détruits, soit au nom d’un impératif de modernisation, soit au nom des exigences du «bon goût» (ou des deux à la fois); et si – pour s’en tenir à de célèbres exemples parisiens – le Grand Palais ou la gare d’Orsay ont échappé à la démolition, par contre, les pavillons de Baltard furent détruits en 1973-1974.

Mais l’extension du concept de monument historique n’est pas seulement chronologique. Elle touche également au principe même de délimitation de l’objet, lorsqu’on passe de l’unicum (par exemple l’abbaye de Silvacane, le palais de Jacques Cœur à Bourges, les remparts d’Aigues-Mortes, le pont du Gard, l’église de Montmajour, premiers monuments subventionnés en 1840) à la série, à l’ensemble ou même au contexte, dans lesquels la valeur naît non plus de l’unicité mais de la répétition ou de l’accumulation des éléments: ainsi ont été successivement désignés à la protection les abords des monuments, les sites, les secteurs urbains. Enfin – troisième forme d’extension –, la protection s’est peu à peu déplacée des monuments les plus prestigieux (palais, grands ouvrages d’art, églises) à des objets beaucoup plus triviaux, appartenant aux domaines de l’industrie, des transports, du commerce: instruments d’artisanat rural, mais aussi cafés, éléments de mobilier urbain, enseignes, voire gares, mines ou usines, quand apparaissent les écomusées, vers le début des années 1970. C’est ainsi que l’archéologie et l’histoire de l’art ont fait peu à peu une place à l’histoire du folklore (dont les premiers musées, destinés à conserver les témoignages de la culture paysanne, remontent en France au dernier quart du XIXe siècle) et, aujourd’hui, à l’ethnologie, dans la mise en place de ce qu’on a appelé le «nouveau patrimoine» – dernier témoignage en date de cette constante extension de la notion de monument historique

L’administration

Mais le pouvoir de définition, autrement dit la délimitation du champ des monuments à protéger, appartient en dernière instance non au milieu savant (présent cependant à l’Inventaire général et dans les commissions), mais à l’administration: en France, la direction du Patrimoine du ministère de la Culture, assortie des instances internationales compétentes

Car la gestion des monuments historiques a fait peu à peu l’objet d’une internationalisation – indice supplémentaire, d’ailleurs, de l’extension prise par cette notion. Elle se manifesta, dès l’entre-deux-guerres, avec la conférence d’Athènes en 1931, sous l’égide de la Société des Nations et avec les Congrès internationaux d’architecture moderne (C.I.A.M.) en 1933, dont est issue la charte d’Athènes. Celle-ci sera suivie de la charte de Venise, en 1964: année également de la fondation de l’Icomos (Conseil international des monuments et sites), ainsi que du Congrès des architectes et techniciens des monuments historiques, placé sous le patronage de l’U.N.E.S.C.O. – cette dernière ayant par ailleurs engagé, en 1972, la création d’un Inventaire du patrimoine mondial, grâce à une convention ratifiée par près d’une centaine d’États. Enfin, des colloques sont, depuis, régulièrement organisés, qui tentent de proposer, face aux multiples problèmes liés à l’urbanisation, une relative internationalisation des points de vue.

En France même, l’extension du champ des monuments historiques se manifeste à travers l’évolution des mesures administratives. Ainsi, à partir des quelques centaines de monuments «classés» dans la décennie de 1840, on parvient à 38 879 monuments protégés au 31 décembre 1995 (13 750 monuments classés au titre des monuments historiques et 25 129 monuments inscrits à l’Inventaire supplémentaire des monuments historiques) avec une moyenne annuelle de 140 classements). Quant aux objets, ils atteignent, à la même date, 223 574 unités (environ 10 000 décisions annuelles).

Il est intéressant également d’examiner les différentes catégories de monuments classés. Ainsi, toujours en France, ce sont les édifices du XIIe siècle qui sont les mieux représentés (plus de 2 300 sur un total de 12 000), suivis par ceux de la Renaissance (XVIe puis XVe siècle) et de la préhistoire. En revanche, il n’existe encore qu’environ cent cinquante édifices classés appartenant au XIXe siècle, et une soixantaine au XXe siècle (dont le théâtre des Champs-Élysées, qui inaugura en 1957 1’ouverture de l’administration à l’époque contemporaine). Par ailleurs, les édifices religieux constituent au total 45 p. 100 des monuments classés, contre 15 p. 100 pour les antiquités, 14 p. 100 pour les édifices civils, 11 p. 100 pour les châteaux et 15 p. 100 de «divers» (ouvrages d’art tels que ponts et aqueducs, parcs, fontaines, jardins, calvaires, bornes, etc.). Les régions les mieux représentées sont la Bretagne et l’Île-de-France (8 p. 100 de l’ensemble), suivies par la Bourgogne, le Centre, le Poitou-Charentes, la Provence-Alpes-Côte d’Azur (6 p. 100), puis l’Aquitaine, l’Auvergne, la Champagne-Ardennes, le Midi-Pyrénées, les pays de la Loire, la Picardie et la région Rhônes-Alpes – les autres régions comptant moins de 5 p. 100 des monuments classés en 1986. Quant aux types de propriétaires, il s’agit de la commune (dans 61 p. 100 des cas), d’un propriétaire privé (26 p. 100, comprenant non seulement des particuliers, mais aussi des sociétés, des associations, des fondations); de l’État (6 p. 100, dont les monuments les plus prestigieux: 89 cathédrales, le Mont-Saint-Michel, l’arc de triomphe de l’Étoile, le château de Chambord...); et, dans 2 p. 100 des cas, du département. Enfin, nombre de ces monuments sont utilisés (seuls 13 p. 100 d’entre eux sont complètement désaffectés) sous une forme ou sous une autre: cultuelle tout d’abord (36 p. 100), mais aussi commerciale, agricole ou industrielle (26 p. 100), administrative ou sociale (26 p. 100), résidentielle (16 p. 100), culturelle (14 p. 100).

L’entretien et l’équipement de ce «parc» entraînent, inévitablement, d’importantes dépenses: le budget consacré aux monuments historiques par le ministère de la Culture s’élevait à plus d’un milliard de francs en 1985 (1,252 milliards de francs en 1996), tandis que celui des villes de plus de dix mille habitants (à l’exclusion de Paris) atteignait en moyenne 140 millions de francs – soit moins de 20 francs par habitant pour la grande majorité.

L’administration concernée exige, en outre, un personnel important: au niveau national, les différents services du ministère de la Culture (assistés de la Commission supérieure des monuments historiques, de l’architecte en chef des monuments historiques, de l’inspecteur des monuments historiques, ainsi que d’archéologues, de restaurateurs et de chercheurs spécialisés, notamment dans le Laboratoire de recherche des monuments historiques) s’associent à ceux du ministère de l’Environnement et du ministère de l’Urbanisme, dont ont longtemps dépendu les architectes des bâtiments de France. Au niveau régional, les Corephae (commissions régionales du patrimoine historique, archéologique et ethnologique), ainsi que les commissions départementales des objets mobiliers, interviennent auprès des nombreuses instances concernées: Direction régionale des affaires culturelles, conservateur régional des monuments historiques, conservateur régional de l’inventaire, conservateur des antiquités et objets d’art... La complexité de l’organisation administrative va d’ailleurs de pair avec la complexité des mesures et des procédures, puisqu’on distingue cinq catégories d’objets (immeubles, abords des édifices, objets mobiliers et immeubles «par destination», grottes ornées, orgues historiques) et trois types de mesures: l’instance de classement (procédure d’urgence, limitée dans le temps); l’inscription à l’inventaire (pour laquelle l’administration n’est pas tenue de recueillir l’accord du propriétaire, lequel se doit simplement d’informer le ministre de toute intention de modification et d’accepter le contrôle des interventions opérées, par l’architecte de son choix et avec, éventuellement, une subvention publique); et, enfin, le classement proprement dit, décidé indépendamment de l’accord du propriétaire, et qui interdit destruction, déplacement ou modification de l’édifice sans accord préalable du ministre, les travaux autorisés devant s’effectuer sous surveillance de l’administration des affaires culturelles: en contrepartie, les abords en sont protégés, et les travaux peuvent bénéficier d’un concours technique du service des monuments historiques et d’un concours financier de l’État, avec possibilité d’avantages fiscaux pour le propriétaire.

La juridiction

La complexité de ces procédures témoigne à elle seule que de telles mesures ne vont pas forcément de soi – comme l’indiquent également les recours prévus pour le propriétaire, ainsi que les sanctions pénales et civiles en cas d’infraction (amendes, voire emprisonnement). C’est que la notion même de monument historique fait l’objet d’un statut juridique tout a fait problématique.

Le premier problème qui se pose au législateur est un problème de définition . En effet, si la notion même de monument historique ne s’est imposée que de façon complexe et toujours ambiguë, le droit a toutes chances de refléter cet état de fait: soit en proposant une définition très générale («toute œuvre d’art d’un intérêt historique, quelles qu’en soient les dimensions, qu’il s’agisse d’un immeuble ou d’un objet mobilier», selon la loi de 1913, qui ne précise pas le sens à donner à «œuvre d’art» et à «intérêt historique»); soit en laissant à la série ouverte des procédures administratives le soin de délimiter de facto le champ des objets concernés. En outre, la différence entre «meubles» et «immeubles» n’est pas toujours clairement définie, avec des cas limites tels que les vitraux (classés «immeubles par nature» ) et les boiseries (classées «immeubles par destination»). Enfin, aucune limite de périodisation n’est fournie par la législation, qui inclut, en amont, la préhistoire, et ne fixe, en aval, aucun terme à la notion d’historicité, susceptible par conséquent d’englober des constructions contemporaines. Aussi l’administration a-t-elle, en pratique, limité tout d’abord son action aux œuvres dont l’auteur était né depuis cent ans au moins (par analogie avec la règle régissant l’entrée des tableaux au Louvre); jusqu’à ce que diverses transgressions de cette disposition (comme dans le cas de Le Corbusier, d’Auguste Perret et du facteur Cheval) aient imposé – mais avec, là encore, des exceptions – la règle selon laquelle on ne protège pas une œuvre dont le créateur est encore vivant.

Le deuxième problème posé au juriste est un problème de conciliation entre la législation patrimoniale et le droit de propriété privée: autrement dit, entre l’intérêt général visé par la conservation d’un patrimoine collectif et l’intérêt particulier des propriétaires, aux yeux desquels le classement au titre de monument historique peut apparaître comme une forme d’expropriation (contradiction qu’avait déjà saisie Victor Hugo lorsqu’il lançait, dans Guerre aux démolisseurs : «Si l’usage d’un édifice appartient au propriétaire, sa beauté appartient à tout le monde, c’est donc dépasser son droit que de le détruire»). La question peut se poser au niveau international: c’est le cas, notamment, avec la réclamation formulée par l’État grec exigeant le rapatriement des œuvres du patrimoine national, que leur présence dans des musées étrangers (telles les frises du Parthénon remises au British Museum par lord Elgin au début du XIXe siècle) intègre de fait – sinon de droit – au patrimoine universel. Cependant, la question se pose aussi, moins spectaculairement mais plus fréquemment, vis-à-vis des propriétaires privés, dans la mesure où l’action de l’État peut apparaître là comme un véritable «pouvoir de police esthétique», selon l’expression d’un juriste – ou, tout au moins, comme une limitation certaine du droit de propriété individuelle. C’est sans doute ce qui explique, par exemple, la complexité de la législation française, élaborée par une longue série d’étapes: tout d’abord, à partir de 1830, une réglementation embryonnaire faite d’une série d’instructions et de circulaires, puis, en 1887, une première loi autorisant le classement des immeubles «dont la conservation peut avoir, du point de vue de l’historien d’art, un intérêt national», mais qui comportait de nombreuses lacunes et ne prévoyait pas de sanctions. Aussi, après divers compléments (dont la loi de séparation de l’Église et de l’État en 1905, qui élargissait la notion d’«intérêt» susceptible de justifier un classement), une nouvelle loi, du 31 décembre 1913, fut promulguée sous la forme d’une véritable charte des monuments historiques. Elle introduisait l’inscription à l’inventaire supplémentaire, intégrait les objets mobiliers et, surtout, autorisait le classement d’office (sans accord du propriétaire), par lequel la notion de «contrat» faisait place désormais à celle de «servitude d’utilité publique».

Enfin, la loi de 1913 fut complétée par une série d’autres dispositions: notamment la création d’une Caisse nationale des monuments historiques (1914), l’établissement d’un droit de préemption de l’État sur toute vente publique (1921), la protection des sites (1930), des fouilles archéologiques (1941), des abords (1943), des collections scientifiques (1946), des secteurs sauvegardés (1962), des réserves naturelles (1976), des archives (1979), du patrimoine ethnologique (1980), ou encore la création des «zones de protection du patrimoine architectural et urbain» (1983). Un décret intervenu le 15 novembre 1984 instituait, auprès des préfets de région, la commission régionale du patrimoine historique, archéologique et ethnologique, le 25 avril 1984 un décret instituait le collège régional du patrimoine et des sites. Une loi du 28 février 1997 supprime ces deux organismes régionaux et les remplace par une seule commission: la commission régionale du patrimoine et des sites.

Ces deux problèmes – définition de la notion et conciliation avec le droit de propriété – renvoient en fait à un problème plus général, dont la question des monuments historiques n’est qu’un cas particulièrement exemplaire: à savoir «l’inadéquation intrinsèque du droit à la problématique des biens culturels», selon l’expression d’un juriste. En effet, le bien juridique est avant tout un bien utile et un bien susceptible d’être approprié, ou consommé: toutes notions étrangères à la question de la protection et aux caractéristiques du bien culturel, remplissant pour la collectivité des services esthétiques, scientifiques ou civiques, dont la valeur économique résiste au calcul, et dont la consommation suppose moins une appropriation qu’une participation ou une contemplation. Aussi, malgré la distinction opérée par le législateur entre biens fongibles (interchangeables parce que dépourvus d’originalité, comme l’argent ou le charbon) et biens non fongibles (dont chaque exemplaire est irréductible), force est de constater que «les objets culturels sont mal à l’aise dans le cadre que leur offre le droit des biens» (J. Untermaier).

Toujours est-il que la complexité législative est à elle seule un indice du caractère problématique de la notion de monument historique, dans la mesure où, par une autre forme de paradoxe, elle oppose des intérêts et des conceptions inconciliables, là même où l’objet en question vise à construire le consensus par l’universalisation des valeurs. Et on va voir comment des attitudes parfaitement opposées peuvent s’exprimer à leur propos.

L’ancien ou le nouveau?

Les monuments historiques font l’objet d’un évident investissement de la part du public. La preuve en est, par exemple, l’existence de nombreuses revues qui leur sont consacrées, et d’innombrables associations: touristiques (comme le Touring-Club de France, créé en 1890), militantes (ainsi, dès 1901, la Société pour la protection des paysages et de l’esthétique de la France), ou bien encore regroupant des propriétaires (telle La Demeure historique, en 1924) une fédération a en outre été formée en 1969 (Fédération nationale de sauvegarde des sites et ensembles monumentaux). Preuve en est, également, la fréquentation dont ils font l’objet: ainsi, 32 p. 100 des Français déclaraient avoir visité un monument historique en 1981 et 38 p. 100 en 1987 - les monuments les plus visités étant, après la tour Eiffel (plus de 4 millions d’entrées annuelles), Versailles, le Louvre, le château de Chenonceau, l’Arc de triomphe, le Mont-Saint-Michel, les tours de Notre-Dame, le château de Chambord, la Sainte-Chapelle. Les monuments historiques ont accueilli plus de 15 millions de visiteurs en 1995.

Mais cet engouement pour les monuments historiques ne doit pas masquer pour autant les transgressions dont ils font fréquemment l’objet. Il y a tout d’abord, bien sûr, la dégradation matérielle, notamment par les graffiti – mais cela ne signe-t-il pas aussi une certaine reconnaissance du pouvoir d’immortalisation du monument? Par contre, le refus de reconnaître à un objet toute valeur historique est une forme beaucoup plus radicale – bien que moins spectaculaire d’opposition: soit par ignorance, lorsqu’un propriétaire détruit ou défigure un édifice dont la valeur lui échappe; soit par souci de préserver ses intérêts privés, lorsqu’il se dérobe aux obligations imposées par le classement administratif. C’est le cas, fréquemment, avec le «nouveau patrimoine» (par exemple, les décors de certaines boutiques parisiennes, protégées en 1983, ou encore le Fouquet’s sur les Champs-Elysées, déclaré «lieu de mémoire» en 1988 afin d’être sauvé de la destruction): autrement dit des objets qui, n’étant désignés au respect universel ni par l’évidence de leur valeur d’intentionnalité, ni de leur valeur historique, ni même de leur valeur d’ancienneté, n’ont une chance de susciter l’attitude esthète qui autorisera leur valorisation historique que par la mise à distance de leur fonction utilitaire. Or une telle mise à distance ne va pas de soi: elle est d’autant moins immédiate que l’on est moins doté de cette éducation cultivée qui permet, par exemple, de magnifier 1’«ancien» des antiquaires là où, dans une perspective fonctionnelle, on ne verrait que le «vieux» des chiffonniers («Le caractère achevé du neuf, écrivait Riegl, peut être apprécié par tout individu, même complètement dépourvu de culture. C’est pourquoi la valeur de nouveauté a toujours été la valeur artistique du public peu cultivé»).

C’est la raison pour laquelle il appartient aux plus savants d’entretenir la mémoire, en conservant pour les générations futures les racines qui fondent, qu’on le veuille ou non, toute croissance. Mais à trop célébrer «la beauté du mort» et à recouvrir tout ce qui est du voile que jette la nostalgie sur tout ce qui a été, ne risque-t-on pas de transformer, selon l’image suggérée par Borges, le territoire des vivants en une vaste carte, tracée à son exacte dimension, soigneusement, afin d’en assurer l’immortalisation?

Mais le véritable danger – à trop historiser les monuments d’une culture, ou à trop monumentaliser l’histoire – ne serait-il pas d’organiser ainsi une autre forme d’oubli: moins par transgression que par dénégation, moins par ignorance que par indifférence? C’est, en tout cas, ce que suggérait Robert Musil, remarquant que «entre autres particularités dont peuvent se targuer les monuments, la plus frappante est, paradoxalement, qu’on ne les remarque pas. Rien au monde de plus invisible»: de sorte que «ce qui semble plus incompréhensible à mesure qu’on y réfléchit, c’est que, les choses étant ce qu’elles sont, l’on élève des monuments précisément aux grands hommes. Ne serait-ce pas une perfidie calculée? Comme on ne peut plus leur nuire dans leur vie, on les précipite, une pierre commémorative au cou, au fond de l’océan de l’oubli».

Encyclopédie Universelle. 2012.

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